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  • Photo du rédacteurLa plume est l'oiseau

Un beau matin d'été 1914

Les vieux cartons du grenier dormaient là. Ils prenaient la poussière comme la mémoire, comme les souvenirs. J’ai soulevé le couvercle. J’ai remué le passé, les habits. Les souvenirs tourbillonnaient entre mes mains. Je les ai ressortis un à un à la lumière du jour.

Il y a quelques temps, j’ai accouru vers ma grand-mère en lui disant «Mamie ! Tu as gardé les habits que tu portais quand tu avais mon âge ? Je vais faire un GN bientôt et j’ai besoin d’un habit de ton époque. »


Elle n’avait pas compris de quoi je parlais. Un GN. Un jeu de rôle Grandeur Nature. C’est simple Mamie : c’est comme faire un film, mais sans texte, sans caméra et sans retouches. On a pour nous que la matière brute du passé. Elle a voulu savoir.


Pendant deux jours, dans la peau de Roberte, Léonard ou Jacqueline, on entendra à la radio grésillante l’annonce des départs urgents et obligatoires de tous les jeunes hommes aptes à combattre. On attendra les nouvelles du frère, du fils ou de l’amant qui n’arriveront peut-être jamais. On subira la manipulation des gouvernements, la propagande et l’ignorance. Peut-être au contraire on attendra des nouvelles des sœurs, des parents ou de l’amante. On verra le corps inanimé d’un ami. On exécutera les ordres sans réfléchir. « C’est ça ou la mort » qu’ils disaient. On entendra des gens pleurer, hurler autour. Pourquoi ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Je veux vivre la Guerre.


Moi, femme, blanche, suisse même, je veux vivre la Guerre. Juste une fois dans ma vie, je veux vivre la Guerre. Et pourtant je prie pour l’éviter jusqu’à ma mort. Je veux juste jouer avec des copains. Nous tirer dessus avec des missiles en mousse et tâcher nos vêtements de faux sang. On ne fait que jouer. On joue à la guerre, on joue la guerre. De l’autre côté des frontières il y a aussi des gens qui se tirent dessus et dont les habits sont tâchés de sang, mais leurs missiles à eux ne sont pas en mousse. Et ce n’est pas du colorant alimentaire sur leurs chemises. Là-bas les bruits de bombes sont réels, et quand quelqu’un meurt, il ne se relève pas et ne va pas dans la salle « hors-jeu » pour reprendre un autre personnage. Il n’est plus là tout simplement. Et à la fin, tout le monde ne se prend pas dans les bras ; qu’ils aient été amis ou ennemis. Il n’y a que le silence et le deuil.


Oui. On veut vivre tout ça.  Non. Le GN, ce n’est pas seulement se taper dessus avec des armes en latex, déguisés en vikings. Ce n’est pas non plus un petit loisir sans autre but que divertir. Un jeu de rôle Grandeur Nature, c’est une occasion de débattre en connaissance de cause. Parce qu’on sait à peu près ce que ça pourrait être de vivre la Première Guerre Mondiale, d’être enfermé dans un bunker après un accident nucléaire ou de vivre avec une puce électronique dans la tête. Parce qu’on a connu de l’intérieur une situation qui est, à première vue, toujours facile à juger.


Oui, on veut vivre tout ça. Parce qu’on a le privilège de vivre ici, on veut, rien qu’un jour, comprendre tout au fond de nous ce à quoi peut ressembler les bombardements, la solitude, le sang et la mort. On veut ressentir la peur jusque dans nos tripes. Parce que la mémoire ne se transmet pas, ni la douleur. Et les livres d’histoire n’y feront rien.


Texte écrit dans le cadre du GN Par un beau matin d'été 1914 organisé par A-Venture

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