Jour, nuit. Les jours passent comme une ampoule grésillante et blafarde qui finit par exploser. L’auréole du néon darde sur mon épiderme grise sa chaleur assommante. Mes jours défilent, inutiles. J’opère chaque tâche comme un automate, attendant avec impatience l’heure de la pause déjeuner. Même si j’avale toujours cette même bouffe insipide qui me laisse sur ma faim. Le soleil essoufflé court dans le ciel, tout le monde court autour de moi, les aboiements du patron s’isolent du tumulte usinier. Il crie, il ne sait faire que ça. Il crie pour m’épuiser, pour que ses invectives aient l’air de porter sens. Il crie pour asseoir l’autorité qu’il veut avoir. Il crie pour se croire supérieur. Et ses cris se dissolvent dans mon esprit effacé. Je me retire lentement dans un eldorado inaccessible. Je voudrais juste des vacances. Je voudrais partir. Sortir de cette prison de verre et courir sans m’arrêter jusqu’aux confins du Pacifique.
Mes pensées s’évanouissent dans l’air iodé. Je pense tellement que je sens la fraîcheur qui irradie ma peau, les courants qui m’enveloppent dans leurs caresses. Je sens sa peau qui s’enroule contre la mienne, douce. Je sens chaque grain de sable qui roule sur moi, qui se colle et se mélange à nouveau à l’immensité marine. L’amer mouille ma rétine qui ne voit rien d’autre que cette paroi de verre reflétant mon image difforme, les néons qui m’aveuglent en plein jour, et ce soleil qui me nargue de l’autre côté de ma prison de verre. Je suis fou. Je suis fou.
Jouet de la société, j’entends leurs mains frapper frénétiquement devant les récompenses sordides, je les vois, les yeux déjà éteints, s’émerveiller devant la beauté du mensonge dans lequel ils vivent, poison alléchant.
Je veux en finir, m’arracher de cette foutue loi spatio-temporelle. Plus rien n’a de sens. Le temps devient poussière et coule dans le sablier pendant que les vagues avalent le sable marin dans des halètements vers une jouissance qui ne viendra jamais. Ma tête est vide, emplie d’eau qui tourbillonne inlassablement.
Je nage dans cette mer de tristesse, je danse et je crie. Je me défoule, je m’étouffe. Jamais vraiment éveillé, insomniaque, je gaspille ma vie pour survivre. Drogué aux anxiolytiques, je dilue les dépressions chroniques dans l’appétit interdit par mon anorexie forcée. Je me perds dans cette vie qui m’a été retirée le jour de ma naissance. Moi, je suis né pour mourir. Mes poumons se rétractent, je noie mes neurones dans les verres. J’entends mes propres pensées comme des sonars dans mon cerveau. Je meurs. Je divague. L’air gicle de mes poumons. Le sang coule de mon nez éclaté quand après plusieurs heures je sentais les déflagrations de mon cerveau contre mon crâne qui s’échoue contre le mur. Plus rien ne me raccroche à mon existence. Je suis perdu.
Renversez la barrière. Je veux m’enfuir. Je veux mourir.
La chute est lente, délicieuse souffrance. Je m’extasie sur cette Terre qui n’a jamais été la mienne. Pour la première fois, je regarde le soleil. Je sens l’air sec réchauffer mon corps qui se refroidit peu à peu. Allongé sur le sol, agité, je me sens suffoquer et mourir, enfin. Asphyxié par trop d’oxygène, poisson hors de l’eau, je me dessèche. Les cris retentissent jusqu’à moi, la foule se fige. J’entends une dame hurler. Elle avertit la première le gardien, c’est déjà trop tard. Je suis juste là, sur le dos. Fin. J’ai fermé les yeux et j’ai retrouvé les miens. La densité de l’océan, les courants marins, la caresse des poissons, la fraîcheur des algues. Rien que la mer, avec ma mère. Pour la première fois, je crois voir la liberté s’étendre devant moi.
Pour la première fois, pour la dernière fois, il m’a été donné de sortir du delphinarium dans lequel je suis venu au monde.
Les dauphins, les orques, les otaries et autres animaux marins sont retenus en captivité dans des bassins qui mènent à un déséquilibre psychologique manifesté par la dépression. Outre les problèmes de santé comme les brûlures liées au soleil ou les infection pulmonaires dues au chlore, les animaux sont gavés d’anxiolytiques et antidépresseurs. Ces animaux sont aussi sous-alimentés: 2 repas gratuits par jour, le reste, contre obéissance. Certains sont torturés. Les femelles orques sont inséminées dès l’âge de 8 ans, alors que leur maturité sexuelle survient à 11-12 ans. Naturellement porteuse chaque 4-5 ans, les orques sont inséminées chaque 2 ans, laissant très peu de temps entre deux gestations puisqu’elle durent de 15 à 18 mois. Ensuite, le bébé et la maman sont séparés après un an, causant un grand traumatisme à chacun. Les bébés sont vendus et leur espérance de vie est réduite de moitié, certains choisissent même le suicide (ils arrêtent de remonter à la surface pour respirer, sautent de l’autre côté du bassin ou se frappent violemment le museau contre le fond du bassin.) Il y a des lois qui protègent les humains contre le viol, la torture, la malnutrition, le meurtre, et la séquestration. Pourquoi les autres êtres vivants n’auraient-ils pas mérité ces mêmes droits?
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