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  • Photo du rédacteurLa plume est l'oiseau

Mascarade

Je me souviens de ce jour. Ce jour où papa m’a dit que les fées qui veillaient sur mes nuits s’envolaient dans un château. Je me souviens du jour de mon cinquième anniversaire, quand mon papa m’a donné une enveloppe. Cendrillon, Ariel, Aurore et Elsa m’avaient écrit. Je suis invitée chez elles, à Paris. Mon papa m’a dit que c’était une très grande ville où il y avait aussi une tour tout d’argent parée, qui s’illuminait chaque nuit. Une tour si haute qu’elle perçait les nuages. Depuis, les reines de mes rêves peuplaient mes nuits. Je pensais à notre voyage jusqu’à Disneyland, au grand palais royal et à la grande échelle qui monte aux cieux. J’ai pensé au jour où je pourrai revoir ma maman, quand j’aurai gravi toutes les marches jusqu’à la dernière, et que je pourrais toucher le ciel des doigts, comme Jasmine.

Calés dans nos sièges, nous suivions à travers le double vitrage les arbres qui filaient à toute vitesse. Le vaisseau fendait la brume crépusculaire. Le soleil dormait encore alors que le train s’éloignait du quai bondé.

Depuis des heures, le cocon métallique roulait, inlassable. Je commençais à me tortiller dans mon fauteuil.

Papa ? On arrive bientôt ?Je t’emmène dans un pays enchanté ma chérie. C’est très loin… il faut être patiente. Me chuchota-t-il en déposant un baiser au creux de mes cheveux.


* * *


Le gémissement criard de mon cellulaire retentit dans ma chambre plongée dans l’obscurité. Encore un. Un matin de plus qui m’éloigne de mon dernier rêve. Un jour de plus englué dans mon infernale trêve. Les yeux cernés, livides, je quitte à regret mes draps encore tièdes. À la fenêtre, ma cigarette, fragile, se consume ; suspendue entre mes doigts jaunis par le tabac. La fumée s’évapore dans l’air souillé, trempé de cette poussière délavée. Et moi je déambule, somnambule, errant dans l’inconnu. Catapulté dans un monde puant de bonheur, je continue de me faire balayer, à répétition.

Dès qu’un quidam franchit le portail de cet eldorado d’artifice ; un phénomène étrange se produit : des milliers d’étoiles flottent dans sa rétine, un sourire déchire ses lèvres, ses mains applaudissent frénétiquement. Dissimulant mon vrai visage sous un épais masque, je joue la comédie. La créature parfaite, héroïque, éternelle. Mes pattes trottent et m’emmènent, le reste de mon corps les suit, automatique.


***


La navette nous a déversés dans un pays merveilleux. Un paradis cosmopolite dans lequel tous les univers se côtoient. Des chars traversent les rues, traînés par de nobles coursiers, des vieilles automobiles rouges de 1910, des omnibus à deux étages, teintés d’émeraude. Lunette sur le nez, les doigts usés de l’homme courent sur les touches noires et blanches d’un piano multicolore. Le flot humain coule entre les berges colorées : bâtiments de toutes couleurs, toutes tailles, tous styles. Enfin, au bout de la grande allée : le château tant fantasmé, les tours sont roses au toit bleu azuréen, en pointe vers le ciel, comme elle les aime.

Je l’emmène grimper dans l’arbre de Tarzan, voguer à bord du majestueux Columbia, plonger avec le Nautilus de Némo.

Winnie l’Ourson signe des autographes, Tigrou fume, Cendrillon boit de l’Évian, et Mickey, au loin, prend la pose avec un groupe d’adolescents, l’index et le majeur formant un V.


***


Je suis là, à prendre une pose ridicule toutes les cinq secondes, entouré par quatre jeunes boutonneux qui accourent vers moi, prennent des photos sous toutes mes coutures, et repartent, égoïstes, après m’avoir usé.

Je me voyais déjà, le cœur cognant dans ma poitrine, me tortiller dans mon smoking trop serré sous les flashs des photographes. Je m’imaginais fondre sous la chaleur des faisceaux des projecteurs. Je me sentais m’assourdir des applaudissements du public, toujours plus nombreux. Je m’entendais buter sur chaque mot en balbutiant la réponse à une question que je ne comprends pas pour l’interview d’une jolie journaliste ; caressant d’un pouce nerveux l’accoudoir cotonneux de mon fauteuil. Observer mon portrait en couverture du People Magazine. Serrer un stylo indélébile entre mes doigts et tracer sur une photo les arabesques de ma signature. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, je n’ai jamais rêvé d’égotisme, d’une frivole gloire ou de millions. Je rêvais seulement à mon talent, je rêvais aux prochains films que je tournerai aux côtés de grand acteurs, je rêvais à mon agenda griffonné des titres de mes spectacles qui s’enchaînent. Non. Je n’ai jamais rien connu de tout ça. Est-ce qu’il vaut encore la peine d’espérer ? Peut-être suis-je de ceux qui en ont toujours rêvé, à tort. Je vieillis. Je n’ai que vingt-huit ans et les cernes creusent déjà mes yeux. Mon teint a perdu de son éclat. Je décline lentement.

Ça y est. Ils sont partis. Non, ça revient. Une gamine, les bras ouverts, court dans ma direction. Son père la suit, son sac ballottant dans son dos. Ils rient, les éclats solaires de la petite se mêlent à ceux de son père. Petite famille de bourges. Eux que la vie n’a pas blessés. Alors qu’elle s’acharne sur d’autres, injustement. Je les hais tous avec leur sale béatitude qui débordent de leurs yeux étincelants. Je les hais.


***


Papa ! Papa ! C’est Mickey ! Regarde juste là ! C’est Mickey Papa !

Je cours jusqu’à lui et écarte mes bras encore petits pour lui donner un câlin, comme ceux que je fais à ma peluche. Qu’il est lent mon papa ! Moi je veux qu’il me prenne en photo avec Mickey mais il est déjà essoufflé et a ralenti sa démarche.

Bonjour jolie demoiselle ! Me dit la Grosse Souris avec son grand sourire cousu sur sa tête, tandis qu’il me serre entre ses deux pattes.Dis Mickey ! Elle est pas avec toi Minnie ? Normalement vous êtes toujours ensembles !Non ! C’est ton papa qui arrive là ?Oui ! Tu veux bien une photo allez allez allez ! Le supplie-je. C’est pour que je la montre à ma maman parce qu’elle n’est pas avec nous.Ah bon ? Elle est où ta maman ?Elle est au Ciel.

Et le flash s’est déclenché.


***


Depuis notre arrivée, elle me traînait de sa petite main à travers la foule, vers Ariel, Aladin, Donald, les rivières, les jungles, les villages. Et moi je la suivais, heureux d’être acteur de son bonheur. Je voie son visage s’assombrir soudainement. Je connaissais cette expression. Elle voilait souvent sur nos deux visages simultanément, quand elle me posait des questions sur elle… Puis le flash s’est déclenché. Et je me suis demandé : est-ce qu’il souriait Mickey ? Enfin… le type qui est sous son masque...

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